Actualités

CRISPR-Cas9, des ciseaux moléculaires au service des thérapies géniques de demain : entretien avec le Dr. Annarita Miccio, chercheuse à l’Institut Imagine, Paris

MICCIO_ANNARITA

Aujourd’hui reconnus par le Prix Nobel de Chimie 2020, les « ciseaux moléculaires » CRISPR/Cas9 ont complétement révolutionné le monde de la recherche, notamment celui visant à soigner les maladies génétiques. Nous avons rencontré le Dr. Annarita Miccio, responsable de l’équipe « Chromatine et régulation des gènes au cours du développement », INSERM, à l’Institut Imagine, qui utilise depuis plusieurs années cette méthode de modification des gènes dans ses travaux de recherche, dans l’espoir de traiter les bêta-hémoglobinopathies telles que la drépanocytose.

Qu’est-ce que sont les bêta-hémoglobinopathies ?

A.M : Les bêta-hémoglobinopathies font parties des maladies génétiques les plus fréquentes dans le monde. On estime à 7% de la population mondiale le nombre de porteurs d’un trait génétique, et la prévalence dans certaines zones endémiques de la maladie, comme en Afrique, peut atteindre 25%. Les bêta-hémoglobinopathies sont caractérisées par une altération de la production d’hémoglobine adulte, protéine des globules rouges essentielle au transport de l’oxygène dans l’organisme. Cette altération peut être due à un défaut de l’expression du gène de la bêta-globine comme dans la bêta-thalassémie, ou à des mutations induisant une structure anormale de l’hémoglobine et conduisant à la déformation des globules rouges, comme c’est le cas dans la drépanocytose. L’anémie est le signe clinique le plus courant pouvant conduire à des défaillances d’organe, en fonction de la sévérité de la maladie. Jusqu’à présent, le seul traitement curatif disponible pour les patients est la greffe de moelle osseuse de donneurs compatibles qui n’est malheureusement disponible que pour une fraction des patients. Pour les autres, une transfusion sanguine régulière permet de seulement corriger les symptômes et limiter les complications. Dans une telle situation, il me parait essentiel de concentrer nos recherches pour trouver une alternative thérapeutique satisfaisante pour soigner les hémoglobinopathies.

Parlez-nous du projet de recherche en thérapie génique que vous menez sur la drépanocytose. Comment vous est venue l’idée d’y intégrer CRISPR/Cas9 ?

A.M : A l’institut Imagine, mon laboratoire travaille sur différentes approches pour le traitement de la drépanocytose, dont l’approche par thérapie génique. Parmi les stratégies de thérapie génique que nous développons au laboratoire, l’une d’elles vise à réactiver l’hémoglobine fœtale dans les globules rouges. Le gène codant l’hémoglobine fœtale est exprimé au cours de la vie fœtale puis s’éteint généralement après la naissance. En effet, la plupart des patients atteints de drépanocytose et plus généralement d’hémoglobinopathies, possèdent une forme normale du gène de la gamma-globine, codant une sous-unité de l’hémoglobine fœtale. Par conséquent, la réactivation de ce gène pourrait compenser l’hémoglobine adulte défectueuse dans les globules rouges en augmentant le niveau d’hémoglobine fœtale thérapeutique et par conséquent, améliorer les signes cliniques des patients. En 2012, nous avons identifié des cibles génomiques dans le génome de patients qui pourraient être modifiées pour améliorer l’expression du gène de la gamma-globine et donc la quantité d’hémoglobine fœtale thérapeutique. Cependant, à l’époque, il était difficile de concevoir et d’utiliser les premières générations de « ciseaux moléculaires » tels que TALEN ou les nucléases à doigts de zinc. L’avènement du système CRISPR/Cas9 en 2013 m’a permis de rapidement développer les outils nécessaires pour modifier facilement les cibles génomiques afin d’exprimer à nouveau l’hémoglobine fœtale dans les globules rouges des patients. Ce projet bénéficie d’ailleurs du soutien du DIM Thérapie Génique et de la Région Ile-de-France.

Peut-on dire que CRISPR/Cas9 est en train de révolutionner le domaine de la thérapie génique ?

A.M : Oui, définitivement. De par son efficacité, sa simplicité d’utilisation et son coût relativement faible, le potentiel et les perspectives offerts par CRISPR/Cas9 sont immenses. Au sein de mon laboratoire, nous sommes capables, grâce à CRISPR/Cas9, de réactiver ex vivo le gène de la gamma-globine dans les cellules de patients et de produire de l’hémoglobine fœtale thérapeutique à un niveau suffisant pour restaurer le phénotype normal des globules rouges ainsi modifiés. Nous espérons que ces résultats déboucheront à l’avenir sur un protocole thérapeutique pour soigner les patients drépanocytaires. D’ailleurs, plusieurs approches de thérapie génique CRISPR/Cas9 sont déjà en cliniques pour différentes maladies génétiques et même non génétiques telles que les cancers.

A lire aussi : Le premier traitement CRISPR en essai clinique montre des résultats prometteurs pour 2 patients atteints d’hémoglobinopathies sévères

Quelles sont les prochaines étapes de votre projet ? Peut-on s’attendre à voir arriver un traitement de thérapie génique utilisant CRISPR/Cas9 prochainement ?

A.M : Bien que prometteuses, les stratégies CRISPR/Cas9 soulèvent des inquiétudes quant à la sécurité de ces « ciseaux moléculaires ». Ces ciseaux génétiques nécessitent de casser l’ADN avant de le réparer, ce qui n’est pas complétement inoffensif. Par conséquent, ces dernières années, grâce à la découverte d’Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, de nouveaux outils basés sur CRISPR/Cas9 ont été développés comme l’édition de base (ou base editing), qui promettent d’être plus efficaces et plus sûrs. Nous développons actuellement dans mon laboratoire des stratégies de ce type et nous espérons commencer bientôt des études précliniques puis cliniques, mais la mise sur le marché d’un traitement thérapeutique prendra encore quelques années.

Aurélie Laubier, PhD, chef de projet du DIM Thérapie Génique